Premier chant – Où Siegfried terrasse le dragon
Dans une forge, au cœur d’une forêt mystérieuse. Siegfried de Xanten (Paul Richter), fils du roi Siegmund, présente à son maître, Mime (Georg John), le glaive qu’il vient de fabriquer. Après l'avoir attentivement examiné, le vieil homme constate avec stupeur que la lame de l’arme est si parfaite qu’elle peut trancher une plume en deux. Comprenant -non sans une certaine jalousie- qu’il n’a plus rien à apprendre à son élève, il lui annonce qu’il est temps pour lui de regagner sa patrie.
Tandis qu’on lui amène sa monture, le prince surprend la conversation d’un groupe de forgerons. Celle-ci porte sur les rois burgondes -Gunther (Theodor Loos), Gernot (Hans Carl Mueller) et Giselher (Erwin Biswanger)- et leur sœur, Kriemhild (Margarete Schön). L’esprit enflammé par l’évocation de sa beauté, l’impétueux jeune homme déclare à la fin du récit qu’il va demander sa main, déclenchant aussitôt l’hilarité de ses interlocuteurs. Offensé, il se rue sur eux, menaçant de les tuer. Mime, cependant, s’interpose et calme son courroux en lui indiquant le chemin qui, affirme-t-il, le mènera à la forteresse de Worms, où est établie la cour de Bourgogne. En réalité, profondément humilié d’avoir été supplanté dans son art par un simple apprenti, il l’engage sur une route pleine de périls…
Siegfried croise bientôt dans la forêt le terrible dragon Fafner, qu’il parvient à mettre à mort au terme d’une lutte acharnée. Un oiseau lui révèle alors qu’il deviendra invulnérable s’il se baigne dans le sang du monstre. Le prince s’empresse de suivre son conseil. Mais dans un dernier sursaut de vie, la queue de l’animal effleure le tronc d’un tilleul, faisant tomber une feuille qui se colle au dos du jeune homme, empêchant le sang de toucher cette partie de son corps…
Deuxième chant – Où Volker conte à Kriemhild les exploits de Siegfried et où Siegfried arrive à Worms
Siegfried traverse ensuite le pays des Nibelungen, où il est attaqué par Alberich (Georg John), le roi des elfes, qui le surprend grâce à un heaume magique. Le prince réussit tout de même à avoir le dessus sur son adversaire. Celui-ci le supplie alors de l’épargner, lui offrant son casque aux propriétés prodigieuses -il a le pouvoir de rendre invisible et autorise toutes les métamorphoses- et les fabuleuses richesses dont il a la garde. Siegfried se laisse convaincre de lui laisser la vie sauve et le suit dans son repaire secret, perdu dans la montagne.
Arrivé dans la salle du trésor, Alberich lui désigne, au milieu des bijoux entassés dans une immense vasque d'albâtre portée par des nains, l’épée Balmung, qu’il prétend avoir été forgée dans une fournaise sanglante et dont le pouvoir serait unique. Siegfried s’en empare. Cependant, tandis qu’il en apprécie la finition, le roi des elfes se jette sur lui et tente de l’étouffer. Le jeune homme le repousse en le frappant violemment à la tête. Mortellement touché, Alberich s’écroule. Mais dans un dernier souffle, il le voue au malheur.
Devenu maître du trésor des Nibelungen, Siegfried conquiert douze royaumes, avant d’atteindre la forteresse de Worms, où il demande audience à Gunther. Hagen de Tronje (Hans Adalbert Schlettow), principal héraut de la maison royale burgonde, exhorte son maître à ne pas le recevoir. Le roi, toutefois, rejette son conseil et donne ses ordres pour qu’on lui ouvre les portes. Siegfried se présente bientôt devant lui, entouré de ses vassaux, et demande la main de sa sœur. Un marché est finalement conclu entre les deux hommes : le souverain autorisera le mariage du preux étranger avec Kriemhild, à condition qu’il l’aide à conquérir Brünhild (Hanna Ralph), une vierge guerrière régnant sur l’Islande.
Troisième chant – Où Siegfried conquiert Brünhild pour Gunther
Tandis que le drakkar transportant l’armée burgonde approche des côtes d’Islande, une pythie prédit à Brünhild l’arrivée prochaine d’un héros venu la défier. A cette annonce, la reine ordonne à ses servantes de préparer son armure.
Lorsque Gunther et Siegfried paraissent enfin devant elle, la jeune femme s’approche sans hésitation de ce dernier pour lui souhaiter la bienvenue, persuadée qu’il est son prétendant. Mais le prince la détrompe et désigne Gunther. Brünhild se place alors devant le roi et, d’un air de défi, lui annonce que ses armes brisées orneront avant la fin du jour les murs de son château. Cependant, grâce à son heaume magique, Siegfried se substitue à son ami et triomphe d’elle dans chacune des épreuves. Vaincue, elle ne peut que se résigner à suivre Gunther dans son royaume. Elle lui affirme toutefois qu’elle sera seulement sa prisonnière, jamais son épouse.
Quatrième chant – Où Brünhild arrive à Worms
De retour à Worms, la double union de Gunther et de Brünhild d’une part, de Siegfried et de Kriemhild d’autre part, est célébrée. Mais mettant sa menace à exécution, la nouvelle reine burgonde refuse de se donner à son mari. Hagen de Tronje presse alors Siegfried d’intervenir une nouvelle fois en faveur de ce dernier. Grâce à son heaume magique, le jeune homme prend l’apparence de son ami et brise l’orgueil de la mariée rebelle. Mais dans la lutte, il lui enlève son bracelet, qu’il a l’imprudence de conserver.
Cinquième chant – Où après six lunes, le cadeau de noces de Siegfried, le trésor des Nibelungen, parvient à Worms, et où les deux reines en viennent à se quereller
Le trésor des Nibelungen, cadeau de noces de Siegfried, arrive enfin à Worms. En voyant le défilé des chariots remplis d’or, Hagen observe que ces richesses permettraient de redonner du lustre au royaume de Bourgogne, suggérant ainsi que le jeune prince pourrait être éliminé. Gunther rejette néanmoins cette idée, qui reviendrait à trahir son frère de sang.
De son côté, Kriemhild a trouvé dans un coffret le bracelet de Brünhild et en pare son poignet. Mais Siegfried s’en aperçoit et lui commande aussitôt de le retirer, lui confiant le terrible secret dont il est la clé. La jeune femme lui promet de ne plus le porter. Cependant, tandis qu’elle se rend à la cathédrale, son chemin croise celui de Brünhild, qui s’adresse à elle d’une manière si insolente qu’elle ne peut s’empêcher à son tour de la provoquer. Elle lui montre alors le bijou et lui explique dans quelle circonstance son époux est entré en sa possession et comment celui-ci à aider Gunther à triompher d’elle. Humiliée, Brünhild tente de se jeter du haut de pont-levis de la forteresse. Hagen intervient juste à temps pour la sauver.
Désormais, Brünhild n’est plus animée que par son désir de vengeance. Laissant entendre que Siegfried ne s’est pas contenté de dérober son bracelet, mais a également pris sa virginité, elle parvient à convaincre Gunther de le faire assassiner. Hagen profitera d’une partie de chasse organisée dans l’Odenwald pour commettre ce forfait. Auparavant, il devra découvrir quelle partie du corps de Siegfried n'a pas été en contact avec le sang du dragon . Usant de ruse, il obtient de Kriemhild qu’elle brode sur la tunique de son mari une croix qui désignera ce point vulnérable.
Sixième chant – Où Gunther romp son serment de loyauté envers Siegfried
La partie de chasse se déroule normalement, bien que dans une ambiance de plus en plus tendue. Au moment du déjeuner, Siegfried demande à Hagen de lui servir à boire. Celui-ci lui apprend alors que le chariot transportant le vin a eu un accident. Il lui explique qu’il pourra néanmoins étancher sa soif à une source toute proche. Et puisque le jeune homme prétend être le plus rapide, il le défie à la course. L’impétueux prince s’élance sur-le-champ et l’emporte. Cependant, tandis qu’il se penche pour boire, Hagen, qui se trouve dans son dos, le frappe avec une lance au point indiqué par Kriemhild.
Septième chant – Où Kriemhild juge de se venger de Hagen de Tronje
Kriemhild est réveillée en pleine nuit par le retour des chasseurs. La jeune femme se précipite aussitôt pour accueillir Siegfried, mais c’est son cadavre qu’elle découvre allongé sur un lit de mousse, dans une pièce du château. Désespérée, elle se jette à terre. Elle se rend alors compte qu’il a été mortellement blessé à l’endroit précis où elle avait cousu une croix sur son vêtement. Se redressant brusquement, elle désigne Hagen comme étant le meurtrier de son mari. Toutefois, devant l’absence de réaction de Gunther, elle comprend que l’assassin a agit sur son ordre.
Le corps de Siegfried est ensuite transporté à la cathédrale de Worms. Lorsque Kriemhild s’y rend à son tour, après avoir menacé Hagen, elle constate que Brünhild l’a devancée et s’est suicidée en plongeant un poignard dans son cœur.
Fritz Lang et Théa von Harbou, scénariste et compagne du réalisateur, signent ici une adaptation fidèle d'une vieille légende scandinave, La chanson des Nibelungen, reprise par les bardes germaniques et développée au cours du XIIème siècle. Sans doute l’un des projets les plus ambitieux des premiers temps du cinéma, avec les fresques de Giovanni Pastrone (Cabiria), David Wark Griffith (Intolérance), Cecil B DeMille (Les dix commandements) ou encore Fred Niblo (Ben-Hur : a tale of the Christ), et pour moi l’une des œuvres les plus abouties de l’histoire du Septième art, en raison de son incroyable beauté plastique, de l’extrême rigueur de sa narration et de la grande richesse de ses sources d’inspiration. Il faut dire que Lang s’est entouré ici d’une équipe de techniciens chevronnés et de grands créateurs. Tel est le cas de Carl Hoffmann, l’un des directeurs de la photographie du film, un fidèle du cinéaste, qu’il rencontra dès 1919 sur le tournage de Halbblut. Les deux hommes se retrouvèrent ensuite sur Der Herr der Liebe (1919), Die Spinnen - Der Goldene See (1919), Harakiri (1919) et Dr Mabuse der Spieler (1922). Fritz Lang fit plus tard l’éloge de son travail sur les Nibelungen, affirmant qu’il avait su donner réalité à tout ce qu’il avait pu rêver visuellement.
Günther Rittau et Walter Ruttmann étaient les autres opérateurs du film. Fritz Lang vanta la science du premier, lequel, rapporta-t-il, passait ses nuits à faire des expériences avec Hoffmann, embrassant l’aspect plastique du cinéma par le détour des mathématiques. On lui doit notamment l’étonnant effet de pétrification des nains dans la grotte au trésor d’Alberich. La solution imaginée par Rittau, explique l’historienne Lotte Eisner, consista à faire une surimpression du bas vers le haut, donnant ainsi l’impression que leur visage était encore vivant, alors que leur corps était déjà figé dans la pierre. Walter Ruttmann est quant à lui l’auteur du cauchemar prémonitoire de Kriemhild avant l’arrivée de Siegfried à la forteresse de Worms, un court film d’animation mettant en scène deux aigles noirs menaçant une colombe.
Que l’on me permette ici une petite digression. C’est en effet le moment de corriger une information erronée d’AlloCiné au sujet du dernier film de Danny Boyle. Le site affirme ainsi que pour enrichir l'aspect visuel de 127 heures, le réalisateur britannique a décidé d'engager deux opérateurs, chose qui n'avait encore jamais été faite dans toute l'histoire du cinéma. Les Nibelungen nous offre l’exemple d’une collaboration de trois directeurs de la photographie. Et ce, dès 1924…
La direction artistique fut confiée à Otto Hunte et Karl Vollbrecht, deux autres fidèles de Lang, qui travaillèrent sur Dr Mabuse der Spieler, Metropolis, Spione, Frau im Mond. Les deux hommes furent, entre autres, les concepteurs du dragon, avec le décorateur de plateau Erich Kettelhut. La maquette de l’animal -une carcasse faite de cercles de métal auxquels était fixée une charpente en hêtre- faisait seize mètres de long : quatre hommes étaient installés dans chaque patte, deux se trouvaient à l’intérieur de la tête. Une boîte en fer blanc reliée à un mécanisme d’allumage et à une chambre à air était disposée dans le crâne pour produire des flammes à partir de poudre de lycopode, du soufre d’origine végétal. Pas de pixels, donc, mais des trésors d’ingéniosité…
Lotte Eisner s’étonne que ce film passe aujourd’hui pour expressionniste : Où est la distorsion extatique, s’interroge-t-elle dans le livre qu’elle consacre à Lang, où sont les lignes obliques et brisées du décor de Caligari et de Raskolnikoff ? De fait, il n’y a rien de commun entre les décors équilibrés, symétriques des Nibelungen, et ceux du chef-d’œuvre de Robert Wiene ou de Von morgens bis Mitternacht de Karl Heinz Martin. On doit toutefois se souvenir que l'abstraction à outrance des films expressionnistes fut de courte durée. Pour autant, sans appartenir à cette forme primitive, nombre de productions des années 1920 ou 1930 furent influencés par l’esthétisme et les thématiques de ce mouvement artistique. Il faut, disaient les expressionnistes, se détacher de la nature et s’efforcer de dégager l’expression la plus expressive d’un objet. C’est bel et bien ce que l’on retrouve dans Les Nibelungen, où un arbre en fleur se transforme progressivement en tête de mort, où l’ombre de Hagen apparaît après la mort de Siegfried comme celle d’un inquiétant oiseau de proie.
Le film de Lang est en fait l’exemple parfait de la deuxième période de l’Expressionnisme, que Laurent Mannoni et Marianne de Fleury définissent dans un entretien accordé à la Cinémathèque française comme le résultat de la synthèse entre ce courant d'avant-garde et les peintures romantiques de Friedrich et Füssli, la littérature fantastique de Goethe, Chamisso, Novalis, Hoffmann, le clair-obscur de Max Reinhardt, la psychologie allemande, volontiers morbide, son attirance vers les fondements même de l'être.
Dans cette œuvre où tout est soumis à une composition plastique (Lang fit des études d’architecture et de peinture), les influences sont cependant multiples. Ainsi relève-t-on une filiation évidente entre Le silence de la forêt, d’Arnold Böcklin, et la chevauchée de Siegfried à travers la forêt baignée de brume et de soleil. Mais le cinéaste et le créateur des costumes, Paul Gerd Guderian, s'inspirèrent surtout des compositions de l’artiste autrichien Carl Otto Czeschka, du groupe de la Sécession viennoise (Sezessionsstil ou Wiener Secession), qui illustra en 1909 une édition en allemand moderne des Nibelungen.
Selon l’analyse du critique Siegfried Kracauer, Lang ambitionnait avec Les Nibelungen de construire un document national pour populariser la culture allemande. Par national, on ne doit pas entendre nationaliste. Pour comprendre ce terme, il faut en fait se remémorer ce que disait Henrich Heine en 1833 à propos de la psychologie allemande : Laissez à nous autres Allemands les horreurs du délire, les rêves de la fièvre et le royaume des fantômes, l’Allemagne est un pays qui convient aux vieilles sorcières, aux peaux d’ours morts, aux golems de tout sexe. Ce n’est que de l’autre côté du Rhin que de tels spectres peuvent réussir ; la France ne sera jamais un pays pour eux...
Malheureusement, les Allemands des années 20 se méprirent sur les intentions du réalisateur, ne voyant dans son film que l’aspect héroïque teutonique, pour reprendre l’expression de Lotte Eisner. En témoignent les critiques de l’époque : Que cette grande œuvre exceptionnelle soit une arme rayonnante de la foi allemande, qui plane au-dessus du monde, indomptée et invaincue, chant glorieux d’une humanité pure et libre. Si l’on ajoute à cela que ce film était le préféré d’Hitler et de Goebbels, on pourra légitimement nourrir de la méfiance à l’égard de son message. Pourtant, l’on doit se rappeler ici que Lang fit partie des cinéastes qui quittèrent l’Allemagne peu de temps après l’arrivée des Nazis au pouvoir. Ce qui devrait lever tout soupçon le concernant. Quant au personnage de Siegfried (celui de la légende), on se souviendra qu'Engels le considérait non pas comme un héros national guerrier, mais comme l'incarnation de la jeunesse contestaire. Rien à voir avec le national-socialisme par conséquent.
A noter avant de conclure que le diptyque des Nibelungen a été présenté en version restaurée et colorée en avril dernier à Berlin. Selon Anke Wilkening, de la Fondation Murnau, cette version réalisée à partir de dix-huit copies donne une idée très précise de l’originale. En attendant une -éventuelle- nouvelle édition DVD, on se contentera de celle commercialisée par MK2, de très bonne facture.
Ma note : «««««
A lire
Fritz Lang, Lotte H Eisner (Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma-Cinémathèque française, 2005)
De Caligari à Hitler, Siegfried Kracauer (L’âge d’homme, 2009)
Le cinéma expressionniste allemand : splendeur d’une collection, Marianne de Fleury, Laurent Mannoni, Bernard Eisenschitz, Thomas Elsaesser (Editions de La Martinière, 2006)